Sans les mains

Publié le 31 Mars 2016

Texte 5 : Sans les mains...

Elle a poussé son fauteuil entre la table et les plaques électriques. Il est 11h, je ne commence que dans une demi-heure. Pourtant je suis déjà là en face d'elle sur un tabouret bancal. Une de ses larmes vient s'écraser sur le papier froissé d'un carnet à spirales. Elle a reçu un appel il y a une demi-heure. Un coup de fil anodin, juste pour décaler un rendez-vous médical. Et pourtant, lorsque j'ai passé le pas de la porte, je l'ai trouvée la mâchoire crispée, les joues rosies par la colère et les yeux humides. Je me suis donc installé en face d'elle et, en épluchant quelques légumes, je l'ai écoutée.

Le trop plein d'angoisse et de rage amplifie sa difficulté à trouver ses mots. Laborieusement elle m'explique qu'elle a essayé de noter le nouveau rendez-vous sur son carnet mais qu'elle n'y arrive plus. Tandis qu'elle me confie son épuisement de devoir se battre avec un corps qui ne répond plus, je jette un coup d’œil à sa tentative. Il est effectivement impossible de deviner ce qui a été tracé sur le papier. Aucune lettre n'est discernable et je comprends que ce résultat si piètre lui a pourtant demandé du temps et des efforts. Face à ce qui ressemblerait plutôt aux premiers exercices d'un enfant de grande section, Champollion aurait jeté l'éponge et mon médecin serait sortie rassurée sur ses capacités graphiques.

A chaque phrase, son menton plonge un peu plus, ses épaules s'affaissent. Chaque panne lexicale l'abat un peu plus malgré mes tentatives de la rassurer et, bientôt, la voilà qui me parle en fixant ses genoux. Elle qui est de 30 ans mon aînée s'effondre sous mes yeux et je me surprends à devoir réprimer l'envie de la prendre dans mes bras, de la laisser pleurer sur mon épaule.

Elle m'explique la douleur de perdre petit à petit l'usage de ses mains. Au delà de ne plus pouvoir se tenir debout, ce dont elle souffre le plus est l'habileté évanouie de ses dix doigts. Elle ne peut plus lire, les pages sont trop dures à tourner et de toutes façons sa mémoire et son attention ne sont pas bien plus vaillantes que ses jambes. Elle ne peut plus écrire, ni une lettre à sa sœur ni une liste de course ou même un simple numéro de téléphone. Elle relève la tête et la voix fragile me dit « même ça je ne peux plus, je ne peux plus me faire à manger ! ». A ce moment là, je hais mes neurones miroirs, cette empathie qui me noue la gorge au moment où elle semble attendre une réaction quelconque. Un silence s'installe pendant quelques dizaines de secondes. Je me rends compte que depuis quelques minutes mes jambes s'agitent.

Elle détourne son regard puis lâche pour la seconde fois depuis que je travaille chez elle qu'elle ne peut pas continuer, qu'elle voudrait qu'on l'aide à partir. La phrase est tournée de manière à receler en son sein une demande implicite terrible. Une femme un poil plus âgée que ma mère vient de me demander de l'aider à mettre fin à ses jours. Sa détresse fait mal, physiquement au petit auxiliaire de vie que je suis. Je peine à me rappeler ce que j'ai bien pu bafouiller à ce moment là pour essayer de lui présenter des choses auxquelles se raccrocher. A ce moment là si le verre était à moitié plein, elle comme moi nous le voyions rempli de larmes. Elle et moi savons que la situation risque bien d'empirer un peu plus encore dans les mois à venir. Cela fait plus de 20 ans que la sclérose lui vole son corps progressivement. Ses jambes, ses mains et même sa tête répondront de moins en moins. Cette maladie ne lui laisse aucun espoir, seulement la froide certitude d'un délitement progressif. A ce moment là elle n'a plus le courage de faire face à ce programme, d'habiter un corps qui se meurt tous les jours.

Je fais alors revenir les courgettes dans la sauteuse puis, au moment de la servir, découpe sa viande. Ça non plus, ses mains ne peuvent plus le faire...

Rédigé par Axel

Publié dans #J'irai bosser chez vous

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