Texte 4 : Course

Mon pied rebondit sur la piste de terre. A chaque reprise d'appui, un peu de poussière s'élève et mes godasses brunissent. Le virage débouche sur une longue ligne droite couverte par les arbres. Chacun de mes muscles se contracte puis se relâche, sans que je me concentre sur le mouvement à accomplir. Mes jambes déroulent, m'emportent.

Comme pour le reste de mon corps, l'effort met en branle ma petite cervelle. Je pense à celle qui ne peut pas courir, qui ne le peut plus. Elle dont les jambes ont cessé de la porter... Les miennes commencent à fatiguer d'ailleurs. Surtout ne pas s'arrêter. Respirer, courir, encore.

Son image est venue comme ça, à mi-course. Ses traits tirés couronnés de boucles brunes, ses yeux tristes et son corps traître. Des jambes, des bras, des aires corticales qui ont lentement commencé à faire défaut en 1984. Facile à retenir, comme le bouquin d'Orwell. Sa mémoire déconne mais pourtant cette date là elle n'est pas prête de l'oublier. Cette année là, à cause d'un vaccin ou d'un hasard terrible, le monde s'est dérobé sous ses pieds.

Mon souffle me rappelle à l'ordre, j'ai accéléré inconsciemment. Je baisse un peu le régime, ramène mes jambes au rythme de mes poumons. Tout se remet en place, mon corps repasse en pilote automatique. Foulée après foulée, le long d'un étang trouble. Ma vigilance s'étiole à nouveau et revient à cette femme de trente ans mon aînée.

J'imagine cette plage sur laquelle elle a perdu l'équilibre dans les années 80. Ce sable témoin du premier symptôme. Se rendait-elle compte alors que ce déséquilibre était le prémisse d'une chute de plusieurs dizaines d'années ? Non sûrement pas. Je l'entends me dire qu'à l'annonce du diagnostic, elle savait que sa maladie était dangereuse. Elle ne savait alors simplement pas quoi entendre par « danger ». Pour ça, il a fallu qu'elle tombe sur un troisième neurologue. Contrairement à son confrère précédent, il lui avait expliqué ce que la sclérose ferait à son corps. Lui l'avait estimée prête à entendre ce qu'il avait à dire.

Elle pu rapidement cocher une nouvelle case de la liste qu'il lui avait dressée. Sa vessie se fit capricieuse, se libérant de son contrôle de temps en temps. La colère et la peur firent alors un peu de place à la honte. Je revois les trois dans ses larmes, il y a quelques mois lorsqu'en arrivant, je l'avais trouvée clouée au sol, à quelques centimètres de la cuvette. Urine et larmes mêlées, un visage crispé par la rage et l'impuissance.

Je transpire à grosses gouttes mais ne cesse de penser, comme si les images de sa détresse pouvaient s'évacuer, elles aussi, par les pores de ma peau.

En quelques dizaines d'années sa vie a totalement changé. La marche s'est avérée de plus en plus difficile et les accessoires se sont succédés. La canne d'abord, le déambulateur ensuite et enfin les fauteuils roulants... Il y a maintenant des « jours sans », où sa tête semble aux commandes d'un automate en panne, comme rongé par la rouille. Une rouille qui aurait progressé, qui progresserait depuis plus de 30 ans.

Plus que deux kilomètres. La douleur point dans mes mollets. J'allonge un peu la foulée, qu'on en finisse. Avec la fatigue, les images se brouillent et se mélangent.

Je revois d'abord ses mains tremblantes accrochées à ses couverts. Les mouvements saccadés de ses tentatives maladroites d'amener la fourchette à sa bouche.

Je me souviens des dernières notes qu'elle a prise sur un bout de papier : une écriture proche d'un sismogramme, illisible.

Je sens mes jambes et je vois les siennes, violettes, presque bleues. Ces membres qui ne répondent plus que l'on enserre chaque matin dans des bas de contention. J'entends son discours confus, abandonné par une mémoire défaillante.

Enfin j'avale les derniers mètres, émerge du couvert des arbres et débouche sur le parking. Je décélère, marche un peu, presque malgré moi. Les jambes raides je me glisse dans la bagnole et mets le contact. Dans une heure je reprends le boulot, chez elle.